Fingal n'en était qu'à son troisième séjour, et c'était clair déjà qu'il n'était pas fait pour cette vie. Il avait encore quatre semaines à tirer sur l'île et il était de plus en plus difficile à vivre. Murdoch pensait à ça en sirotant son whisky matinal, dans la cuisine. Heureusement, ils étaient tous deux de service de nuit cette semaine, se croisant un minimum. Et avec le départ de Wallace et le retour d'Alan, les choses allaient rentrer dans l'ordre.
Alan, justement, enfilait ses bottes et son ciré. Il n'avait pas attendu le déjeuner commun pour avaler pommes de terre au lard et biscuits. Il voulait profiter du court après-midi d'hiver pour pêcher. Il aimait ça, et le poisson était indispensable pour manger frais et éviter le scorbut. Il prit son matériel et sortit dans la bruine. Murdoch se retrouva seul. Ça lui allait bien. Le temps reprit ses droits. Sur l'île, il était plus lourd, pour ainsi dire poisseux. Il rentrait en vous et ralentissait vos mouvements et vos pensées. Enfin, il aurait ralenti les pensées de Murdoch s'il en avait eu.
Il n'avait pas bougé d'un pouce quand Fingal apparût, une heure plus tard. Petit, sec, il était en uniforme, comme toujours, rasé de près et la moustache gominée. Il jeta un regard assassin sur le couple que formaient Murdoch et la bouteille.
— Le règlement, commença-t-il…
— Je t'emmerde, l'interrompit aimablement Murdoch. On reparlera du règlement quand tu auras fait une année complète au phare. Tes remarques, tu les gardes pour Alan.
Un tic agita la lèvre de Fingal, mais il ne répondit pas. Dernier arrivé des quatre, il était gardien numéro trois, malgré son passé de mécanicien dans la Navy. Alan, le gardien-chef, prenait toujours le parti de Murdoch. Solidarité d'anciens marins-pêcheurs, ou de buveurs. Il se dirigea vers la cuisinière, ignora la marmite et son contenu, et sortit d'un sac ses propres patates qu'il entreprit de peler. Depuis peu, il se faisait sa cuisine. Plus question de partager.
Murdoch haussa les épaules et repartit vers sa chambre. Encore un problème pour Fingal. On n'avait pas de pièce à soi. Le phare était construit pour loger trois marins, avec trois chambres en bas et, sous la lanterne, la salle de veille avec ses deux alcôves et leurs lits de camp. À chaque relève, le gardien montant prenait la chambre du descendant, et tous permutaient ainsi. Fingal trouvait intolérable de partager un lit avec ce morveux de Wallace, qui débutait tout juste, ou même avec Alan. Sans parler de cet alcoolique de Murdoch… intolérable, mais sans solution. Pour la cuisine et les repas, par contre, il était satisfait de sa dernière idée.
Quand Alan revint de la pêche, le jour s'achevait. Murdoch était à son poste ; la lumière filtrait déjà à travers les stores qui masquaient la lanterne. L'allumage était une opération délicate. Il fallait mettre les lunettes de protection, placer le manchon en amiante, réchauffer le pétrole avec la petite lampe pour qu'il se vaporise. Puis ouvrir le détendeur et de l'autre main enflammer le gaz à la sortie du manchon. Une erreur et tout prenait feu. Pour Murdoch, il fallait en plus éviter de respirer à ce moment délicat – son haleine aurait déclenché l'incendie !
Alan rentra dans la cuisine déposer son équipement et les poissons pour les vider, mais il s'arrêta sur le pas de la porte, stupéfait : la grande table en bois était traversée dans sa largeur par deux lignes de peinture blanche. Les lignes découpaient la table en trois rectangles égaux, avec une précision qui montrait le soin que Fingal avait mis à son travail. Il s'était attribué la portion de table qui faisait face à la porte, avec son nom de famille, "Moore", peint d'une écriture appliquée. Alan s'assit, accablé.
***
Plus les jours passaient, plus les tensions s'exacerbaient. Avec le changement de semaine, Murdoch était passé de jour et il était responsable de la pêche et de la cuisine. Fingal et Alan se relayaient la nuit. À midi, les repas se déroulaient sans un mot, Fingal dans "son" compartiment en bout de table, Alan et Murdoch en face l'un de l'autre, ignorant les lignes blanches. La moindre réflexion tournait à la dispute. Fingal et Murdoch en étaient venus aux mains pour une histoire de poisson pas frais. Alan avait préparé un rapport sur Fingal pour l'ingénieur en chef, mais il ne pourrait pas le transmettre avant la relève. D'ici là, tout pouvait arriver. Il fallait qu'il fasse quelque chose. Et il aurait bien voulu passer Noël tranquille, dans quelques jours.
***
Quand Alan avait annoncé un exercice de sauvetage pour le matin de Noël, il avait dû se montrer persuasif. Mais vérifier deux fois par an l'état du canot de secours en s'exerçant à repêcher des naufragés ne manquait pas de bon sens. Il avait désigné Fingal pour partir avec lui. Murdoch resterait à terre. Il fallait une personne pour assurer le service et alerter en cas de besoin.
Alan, debout à l'arrière du canot, recevait les paquets que Murdoch lui passait depuis le quai et les transmettait à Fingal, assis au milieu. Bouées, cordages, eau douce, biscuits, couvertures… le canot était prêt à partir. La mer était calme, le ciel dégagé laissait voir les îlots environnants. Mais le jusant tracassait Fingal.
— C'est pas dangereux de faire ça à marée descendante ?
— On a déjà la chance d'avoir beau temps. Dans un vrai naufrage, c'est jamais le cas ! La Navy t'a pas appris ça ?
Alan se dirigea vers la poupe et monta sur le plat-bord arrière. Au moment où il saisissait la corde qui amarrait le navire, il trébucha et dut sauter sur le quai pour éviter de tomber à l'eau. Le saut avait donné une impulsion au canot. Quand Alan se retourna, l'embarcation était déjà à plusieurs mètres, et le courant l'éloignait. Fingal avait ramassé une des rames au fond du canot et tentait de la fixer sur le tolet. Il lui faudrait un moment pour rendre le canot navigable. Et le courant était trop fort pour un seul rameur.
Alan et Murdoch, côte à côte, debout sur le quai, contemplaient la dérive chaotique du canot.
— Pas de chance pour Fingal que tu te sois pris les pieds à ce moment-là, dit Murdoch, placide.
— Pas de chance, admit Alan. Il file droit sur l'îlot de Brann. S'il ne touche à rien, il va s'échouer tranquillement. Il a de l'eau, des couvertures, des biscuits, et il peut retourner le canot pour s'abriter s'il pleut.
— Il n'était pas bien avec nous, remarqua Murdoch. La relève arrive dans trois jours. Deux nuits à la belle étoile, ça va le remettre d'aplomb.
Le canot était maintenant à trois encablures, et continuait à s'éloigner. Fingal semblait avoir renoncé à ramer. Il était debout, tourné vers eux, et il agitait frénétiquement le poing. Il semblait crier, mais il était trop loin pour que les sons leur parviennent.
— Si on allait voir ça d'en haut, proposa Alan. On prend une bouteille ! C'est Noël !
Ils firent tous deux un salut amical à la petite silhouette, avant d'attaquer la montée vers le phare.
Photo : Wix
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