Une douleur familière. D'habitude, elle s'attaque à moi dans la nuit, ou bien au petit matin, quand je suis totalement disponible pour elle. Pourtant, là, c'est l'après-midi, sur une voie expresse.
Garage en catastrophe sur la bande d'arrêt, warning, éjection, gesticulations désordonnées – les coliques néphrétiques provoquent une agitation frénétique, et la contrepèterie n'y est pour rien ; cris et grognements jusqu'à ce que la souffrance se calme un peu. Je suis à 20 kilomètres de chez moi. En serrant les dents, je dois pouvoir rentrer, c'est mieux que d'attendre indéfiniment une ambulance sur le bord de la route.
Le soir et le jour suivant, le diagnostic se précise. Cette crise ne passera pas comme les précédentes. Après la voie expresse, la voie d'arrêt d'urgence, la voix de la raison médicale me préconise l'extraction par les voies naturelles. Les femmes, plus expertes que nous en douleur, comparent sur ce point accouchements et coliques néphrétiques. Dans les deux, la périphrase des voies naturelles vise l'apaisement du patient – celui qui souffre. Va donc pour l'urétéro-scopie, que j'aurais préférée micro-scopique.
Il doit y avoir urgence, puisque l'opération est déjà programmée pour le lendemain. Rencontre avec le chirurgien qui aura l'insigne honneur d'explorer mon appareil urinaire. Il m'écoute relater sobrement mes symptômes – ça fait très très mal ! – accueille mes ressentis avec détachement, et me détaille le programme : j'arrive tranquillement le matin, on m'anesthésie, on m'opère, je me repose la journée tandis qu'on vérifie que tout va bien. Je reste la nuit et je repars le lendemain matin en sifflotant. Une formalité !
Nous y voilà ! Enfin, surtout moi : nu comme un ver auquel on aurait passé une chasuble – pure hypocrisie puisque ce qu'elle cache sera bientôt l'objet exclusif des attentions de l'équipe – et relativement serein. La piqûre fait son effet. L'instant d'après, je reviens à moi, sur un lit roulant. L'infirmière qui le pousse m'informe que l'opération – un calcul avec soustraction, dans mon cas – s'est bien déroulée ; et que j'ai la chance d'être le seul occupant de la chambre et en plus, d'avoir la télé.
C'est alors que tout bascule.
— Vous allez pouvoir regarder l'attentat du gratte-ciel à New York !
Je la dévisage, consterné. Qu'est-ce que c'est que cette clinique où on se permet un humour aussi foireux ? Je réagis.
— Je trouve pas ça très drôle !
Elle se fige, et je comprends à la voir qu'elle ne plaisante pas. Nous sommes le 11 septembre 2001, je viens de me réveiller, j'ignore l'heure.
*****
J'allume le récepteur, les images en boucle m'agrippent ; choc, confusion, incrédulité, sidération, incompréhension, angoisse ; un avion surgit et percute sans cesse une tour[i] ; des témoins crient, des hommes et des femmes fuient ou convergent, la caméra fixe la fumée qui s'échappe des niveaux supérieurs, rien ne se passe plus ; si, on zoome et on voit la ligne noire de l'étage frappé ; plus haut, piégés par le feu, des désespérés agitent des tissus aux fenêtres, un homme chute en un interminable vol plané avant de disparaître derrière un immeuble. Les pompiers entrent dans la tour comme à la parade, équipements, uniformes et casques de conquistadors, sous les ovations et les applaudissements. Les commentaires erratiques meublent, sans perturber le défilé hypnotique des séquences ; puis soudain, dans les hurlements de la foule, un autre avion frappe la deuxième tour[ii], s'y désagrège pour ressortir en un nuage de feu et de débris, comme haché menu par la traversée de l'immeuble.
La nouvelle scène se répète ad nauseam, filmée sous tous les angles, de loin par la caméra d'un reporter, au ras de la tête d'un passant qui regarde ailleurs ; des hypothèses commencent à s'échanger, contradictoires, parcellaires, terrorisantes, on sait maintenant qu'il s'agit bien d'un attentat, les images sont trop fortes pour qu'on écoute vraiment, un avion se serait écrasé sur le Pentagone[iii], on parle aussi d'un autre détournement…, oui, on ignore comment et d'où vient… attendez, oh, mon dieu !
Dans un silence terrifiant, la tour nord bascule et s'effondre[iv]. Puis le grondement, puis le souffle énorme balaie l'espace, puis les blocs de béton et de ferraille, puis la grêle des débris, et enfin une poussière noire obscurcit tout, envahit l'écran et sature mon cerveau. C'est trop. Le vide. Je coupe la télé, bois un verre d'eau, pars aux toilettes. Mauvaise idée. Ma vessie évacue les lames de rasoir dont elle est remplie. Je hurle, me rappelle qu'on m'avait évoqué de "possibles douleurs de miction", euphémisme typiquement médical.
De retour sur le lit, je résiste dix minutes, puis je rallume. Un amoncellement de débris a remplacé la tour nord ; la tour sud, percutée plus bas, brûle sur le tiers de sa hauteur, quand sous mes yeux, se reproduit le cauchemar de l'effondrement[v] ; comme au ralenti, les étages s'encastrent les uns dans les autres, tandis que l'antenne du bâtiment, toujours verticale, les accompagne presque gracieusement ; fuite réflexe des piétons, deuxième couche de cendres et de gravats qui finit de napper immeubles, rues, voitures. Un paysage lunaire, volcanique, prend place, où errent encore des fantômes gris comme le décor, hébétés comme je le suis moi-même.
*****
Le lendemain matin, le chirurgien me montre la bille qu'il m'a retirée. Sa taille me fait frémir. Dans un accès d'empathie inattendu, le praticien reconnait : "ça devait être douloureux !" Je réfrène l'envie de lui répondre, et je fais bien, car il a une dernière chose à me dire, qu'il me confie en me serrant la main : "il y a 50 ans, vous en seriez mort !"
La phrase résonne en moi. Je suis donc, d'une certaine façon, un survivant, sauvé par des hommes et la technologie, la technologie que d'autres hommes ont détournée pour tuer ; j'ai bénéficié d'une tranche de vie supplémentaire, quand tant d'autres ont eu leur vie tranchée ce même jour. Je pense à tous ceux qui ont évacué les tours à temps, ou sont sortis indemnes des décombres, ou étaient en retard pour prendre le train ou le métro qui les amenait à la mort.
Pour moi, la vie reprend son cours ordinaire. Et pour eux ? Chacun va poursuivre son chemin, emportant de ce jour ce qu'il en aura fait : un cadeau ou un fardeau.
Photo: Tribute in Light, September 11, 2010 – Bob Jagendorf – Wikimedia Common
Comments