Le titre est provisoire : j'aurais pu écrire Guernica (1937), Stalingrad (1943), Dresde-Hiroshima-Nagasaki (1945, il y a des années plus chargées que d'autres), Grozny (2000) ou bien Alep (2013), ou tant d'autres. Ça pourrait aussi s'intituler "Une ville martyre" pour n'oublier personne, puisque toutes ces villes se valent, puisque tous les morts se valent, et que les deux, villes et morts, se confondront un jour dans la mémoire des hommes, avant que d'en disparaître ; je veux dire, s'il y a encore des hommes. Mais c'est sans doute à Sarajevo (1996) que ressemble le plus ce Rezé de 2023.
Bien sûr, je ne sais pas encore comme cela finira, si nous serons à la hauteur, si j'ose dire, de la capitale de la Bosnie (10.000 morts). Si cela dure encore quelques semaines, c'est 2024 qu'il faudra écrire ; déjà huit mois, même si en vécu, ça paraît bien plus long. Ou plutôt, l'impression que "l'avant" remonte à un siècle.
Pourquoi je raconte ça ? Je n'en sais rien, peut-être tout simplement l'ennui de ces journées où rien ne se passe que la recherche de la subsistance, le soulagement d'avoir échappé un jour encore aux bombes et aux snipers. Ou bien parce qu'avant, j'écrivais des histoires pour les enfants, des histoires qui finissaient bien. Ou encore par cette ultime vanité qui nous fait penser que notre vie compte, que notre témoignage peut porter, à moins que ne soit une forme sublimée de l'instinct de conservation – quelque chose me survivra.
Si ce quelque chose est cet écrit, je dis bien cet écrit puisque j'ai dû revenir au papier et au stylo (l'ordinateur n'a pas résisté aux défaillances répétées du réseau), et s'il me survit, ceux qui le liront auront nécessairement plus de recul que moi, que nous, pour comprendre ce qui nous est arrivé. Il m'arrive de rêver que ce n'est vrai, que mon radioréveil va me tirer du lit, que je vais prendre mon petit-déjeuner et le tram pour aller voir mon ami Bernard à Saint-Herblain. Puis je me réveille et je pense à l'époque où l'opposition Sud-Loire Nord-Loire était une plaisanterie nantaise de comptoir : les tuiles contre les ardoises, le soleil ou le crachin, Bretagne versus Vendée… moi, j'étais plutôt Sud-Loire, et pour les tuiles, aujourd'hui, on est servis.
Maintenant, en tout cas, les choses sont claires, il n'y a pas plus de demi-opinions que de ponts intacts. Qu'est ce qui a foiré ? Même le refus du Front National de quitter le pouvoir, après avoir perdu la présidentielle de 2022, n'explique pas tout. Des tentatives de coup d'état, nous en avions déjà eues, et notre histoire, nos institutions, l'armée, la police, auraient dû préserver la légitimité et la paix civile. Auraient dû. On a dit que ces cinq années d'extrémisme d'état avaient déchiré le pays, dressé les Français les uns contre les autres. Mais quand même !
Quelques détonations étouffées. Sans doute du côté du centre commercial. La tour de verre Océane n'a plus de verre, mais des ouvertures béantes, des tireurs embusqués et des filets contre les drones tueurs. Nous, ici, on a de la chance, c'est un quartier pavillonnaire. On a juste à craindre des erreurs de zonage ou des tirs de mortier erratiques. J'ai quand même un cratère dans mon jardin, ç'aurait aussi bien pu être la maison, mais comme personne n'a de cave dans le voisinage, on est bien obligé d'être fatalistes.
En septembre, ils ont écroulé la Cité Radieuse ; du coup, Radio-Rezé-Libre s'est tue, j'arrivais parfois à la capter sur mon smartphone, ça donnait des nouvelles des quartiers. Mais forcément, le bâtiment dominait la Loire, ceux de la Tour Bretagne et du Sillon ne pouvaient pas supporter. Moi, j'aimais pas la cité, je la trouvais plus hideuse que radieuse, mais maintenant… le vide que ça fait, les gravats, et surtout l'odeur… ça serre le cœur. J'aurais pas cru ça possible. Il paraît qu'ils ont lâché des tracts avant, pour dire d'évacuer, mais les habitants sont restés, ils ont cru à de l'intox.
Quand j'arrive à lui parler, ma fille me supplie de la rejoindre à La Roche, mais comment faire à mon âge ? Confier ma vie à des passeurs et risquer le peu d'argent qui me reste pour survivre ? Non, j'ai pas envie de quitter ma maison, mes habitudes, mes voisins, enfin, ceux qui sont restés. On s'organise comme on peut, on partage. Quand l'électricité est coupée, on se retrouve chez ceux qui ont le gaz pour cuisiner et se chauffer. On se relaie pour surveiller les potagers, à cause de la fauche.
Pour la nourriture, le médecin, les urgences, c'est surtout dans le parking souterrain du centre commercial. On choisit plus, non, on achète ce qu'on trouve, on troque, on fait des stocks quand on peut. Avant, j'étais pas trop catho, j'avais dû aller à l'église dix fois dans ma vie. Mais sans les intégristes, leurs réseaux, leur organisation, je en sais pas comment on ferait pour avoir notre pain quotidien – ou presque. Alors, s'il faut en passer par la messe en latin…
Depuis quelques semaines, c'est plus calme. Quand je peux choper la radio ou récupérer un journal, j'entends ou je lis qu'ils parlent de pourparlers, de trêves, de négociations. On en discute au marché, on veut pas trop y croire, on est chaque fois déçu. Et ça peut repartir sans préavis, comme il y a un mois, ils ont bombardé les dernières pharmacies, un carnage. Deux jours après, la voisine du 97 s'est suicidée, son fils faisait partie des victimes.
Sur Fostuq, il y a un Syrien qui poste des messages de soutien – Amin Alabdallah, je ne suis pas sûr de l'orthographe. Ils ont de la chance, les Syriens, ils vivent en paix depuis dix ans, quand Bachar a quitté le pouvoir sous la pression des Américains et des Européens. À l'ONU, les pays arabes et une partie de l'Afrique proposent résolution sur résolution, au nom de leurs liens historiques avec la France, mais rien ne passe – toujours ce foutu droit de veto. Dans la dernière tentative, ils appelaient à "respecter l'esprit de Noël". Quelle ironie de l'histoire ! La France a bloqué la motion – pas d'ingérence dans nos affaires intérieures !
Alors, ils multiplient les actions symboliques, toujours un peu dérisoires. Hier, Alabdallah a posté une photo de la mairie d'Alep ; on y voit une banderole sur la façade, avec une inscription en arabe et en français : "Alep soutient les habitants de Rezé." En voyant ça, j'ai d'abord eu envie de rire.
Puis de pleurer.
Alors, je continue d'écrire.
C'est tout ce que j'ai trouvé.
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