Au village, les Hogue vieillissaient en solitaires. Ils avaient eu deux garçons : Tom était mort à six ans dans des circonstances tragiques, Arthur les avait quittés le jour de ses 18 ans et n’avait plus donné de ses nouvelles. Alors, Claude et Marthe sortaient de moins en moins, et se recroquevillaient sur quelques goûts communs. Le principal était un appétit déraisonnable de petit salé aux lentilles, dont la seule évocation allumait dans leurs regards des étincelles de désir, et déclenchait même un début de salivation, par un phénomène d’anticipation bien connu des endocrinologues.
Pour autant, ils étaient très pointilleux sur la recette du petit salé ; elle se transmettait dans la famille depuis des générations, et la légende la faisait remonter aux Gaulois. Que l’on y crût ou pas, certains des ingrédients, et surtout le principal, posaient de tels problèmes pratiques que les Hogue devaient presque toujours se contenter d’ersatz : ils cuisinaient des succédanés à base de poitrine de porc, de jambonneau, d’agnelet, de coquelet, de chapon, voire, comme récemment, de bouledogue.
Il va sans dire, mais disons-le tout de même, que tous ces efforts s'avéraient vains. Dès la fin du repas, la frustration s’invitait. S’y ajoutait une avalanche, non de desserts, mais de sentiments négatifs : le désir inassouvi, le regret du petit salé authentique et de sa succulence, la honte d’avoir cédé à la facilité, le souvenir ambivalent de la mort de Tom, qu’ils avaient tentée d’assimiler sans faire appel à un psychologue.
Chaque fois, la conclusion s’imposait : rien de valait, rien n’égalait, rien n’avoisinait, rien n’approchait, même de loin, un authentique petit salé aux lentilles. Ou plutôt, soyons précis sur la ponctuation, rien n’approchait la saveur d’un petit, virgule, salé, virgule, aux lentilles. À chaque tentative, la tentation ressortait, plus forte, gouleyante mais dangereuse. Et Marthe et Claude se remémoraient leurs rares réussites – qui diminuaient encore au fil des ans : la faute à la dénatalité des campagnes, la mise en place des transports scolaires, l’instauration du dispositif Alerte-Enlèvement, et pour finir, les portables octroyés aux enfants et la géolocalisation. Maintenant, la peur muselait la gourmandise. Les temps étaient difficiles pour les Hogue.
Pourtant, ce soir-là, Claude s’essuya la moustache, s’empara du plat, ouvrit la porte sur le jardin et le lança de toutes ses forces. Le caquelon s’écrasa au bout de l’allée. Il se rassit sans un mot.
— Excuse-moi, dit timidement Marthe. J’ai fait de mon mieux. Du lapereau… avec de l’ail, des oignons, des clous de girofle, du laurier, le bouquet garni. Et puis les lentilles et tout le reste, comme dans la recette des Hogue.
— Tu n’y es pour rien, ma chérie. Tu sais bien où est le problème.
Elle hocha la tête.
— Si seulement la famille ne nous avait pas bannis. Ils ont leurs filières, à l’import. Je sais que Francine mange du petit, virgule, salé, deux fois par an. Et nous, ceinture !
— Une faute ! C’est sûr qu’on a fauté. Tom, c’était un moment de faiblesse. Il était tellement dodu ! Mais Arthur, il est bien vivant, non ? On l’a laissé grandir ! Et on va payer cet unique écart toute notre vie. Tu sais quoi ? ça suffit ! On en a assez bavé !
Il se redressa, bomba le torse. Malgré l’âge, il était encore impressionnant. Un colosse. Il éclata d’un rire sonore.
— Demain, c’est moi qui fais les courses. Et pas besoin de liste ou de catalogue !
***
Claude roulait dans la nuit depuis deux heures. La ville lui était un territoire mal connu, hostile. Il s’éloignait du centre, trop fréquenté, trop éclairé. Il lui fallait de la vie mais pas trop, un peu de lumière mais surtout de l’ombre, de la misère – les riches ne laissent pas leurs enfants sans surveillance… Soudain, il ralentit : une barre d’immeubles décrépie, au bout d’une voie jonchée de débris, des voitures parquées au milieu d’épaves. Là-bas, des silhouettes sous l’unique réverbère intact. Une certitude frémissante lui vint, vestige de l’instinct immémorial des Hogue.
Il avança autant qu’il put, se gara discrètement, sortit de l’auto. Quelques gamins, plutôt maigres, assis dans des chaises de camping et un canapé défoncé, cannettes à la main. De temps à autre, une voiture ou une moto approchait, quelqu’un rentrait dans le halo. Un gosse se levait, quelques mots, un autre sortait du cercle éclairé et revenait, un paquet en main. Puis l’arrivant repartait, le groupe retombait dans sa torpeur. Claude tenta d’apercevoir la cible des déplacements. Il progressa, accroupi derrière un muret. Une poussette, c’était une poussette ! Un flot d’adrénaline et de salive l’envahit. Il fallait sprinter, choper le landau avec le bébé, jeter le tout dans la bagnole et foncer. C’était pas ces quatre gringalets qui pourraient l’arrêter, et jamais il n’aurait une occasion analogue !
***
Zarbi avait sommeil. Deux heures du mat, on allait fermer. Pas trop tôt, les ressorts du sofa lui trouaient le cul, à force. Il allait siffler la fin du match quand il entendit Kylian, le guetteur.
— Hé, putain, la came !
Trois paires d’yeux se braquèrent dans la direction du cri. Un géant venait de surgir et de s’emparer de la poussette, il s’enfuyait avec. Zarbi plongea la main dans les coussins pour récupérer sa Kalach, mais Cheng et Anthony galopaient déjà à la poursuite du voleur, qu’ils rejoignirent au moment où il démarrait. Ils vidèrent leurs chargeurs, transformant l’auto en passoire fumante. Kylian, privé d’armes jusqu’à ses 12 ans, trépignait, tout excité.
— Wesh, c’était qui ? On l’a eu, ce naze !
Telle fut l’oraison funèbre de monsieur Hogue.
***
Trois jours plus tard, on retrouva la carcasse calcinée d’une voiture, près d’une décharge. Dedans et autour, des boîtes de lentilles explosées, une forte odeur d’essence, d’ail et d’oignons frits. Dans le coffre, le cadavre carbonisé d’un homme de grande taille, criblé de balles. Pour faire disparaître les indices, on avait utilisé la technique du barbecue. Un plat très en vogue.
Image : marmitton.org
trop, saignant, pour, bibi,....bien écrit cependant!