Le pays était très endetté, et le Président très embêté, lui qui avait, comme et plus encore que ses prédécesseurs depuis 50 ans, laissé le pays dépenser plus qu’il ne gagnait. Le parlement se déchirait. Les citoyens, récents électeurs, passés sans transition des promesses électorales à la révélation d'un déficit abyssal, s'interrogeaient. Bref, la nation tout entière était déboussolée.
B., le nouveau Premier ministre, membre et fondateur du RMR, tentait de trouver une issue pour le pays. Sa sincérité n’avait d’égale que son obstination, et l’une et l’autre étonnaient et détonnaient dans le paysage. On lui prédisait un échec rapide, quitte à aider le sort. Pour augmenter ses chances de survie, B. avait puisé ses ministres dans tous les partis, composant ainsi un gouvernement fait de bric, de broc et de braques. Dans ces conditions, réussir relevait du miracle.
Mais B. avait un secret. Durant sa tendre enfance, sa mère, au lieu de berceuses ou de contes de fées, l’avait nourri de poèmes et de récits de Rainer Maria Rilke, dont elle était la petite-fille. Adulte et devenu un véritable adorateur de Rilke, B. puisa son inspiration dans ses écrits, reprenant même ses initiales pour son parti – le Rassemblement des Militants de la République. Il attribuait au poète les succès de sa longue carrière. Avant d'accepter son mandat, il avait ouvert au hasard les Histoires pragoises, pour y lire le conseil de celui qui était son oracle. La réponse fut : Peut-être le peuple aura-t-il besoin de vous – si vous êtes raisonnable.
***
À peine nommé, B. convoqua ses ministres pour la fin du mois, charge à eux de présenter en réunion des propositions radicales pour alléger la dépense publique d'au moins dix milliards chacune.
Le jour venu, presque tous se désistèrent. Cependant, le ministre des Finances exposa un plan, simple et audacieux : abolir les 468 niches fiscales en vigueur, et épargner ainsi 80 milliards. Mais loin d'enthousiasmer, le plan provoqua un tollé : entreprises, bâtiment, restauration, retraités, Ultramarins et bénéficiaires de prestations sociales étaient en effet les principales victimes de la mesure. Frustré, le ministre se rassit et n'ouvrit plus la bouche.
Un peu troublée par ce précédent, la ministre de l'Éducation Nationale présenta son projet : remplacer les enseignants des collèges par l'Intelligence Artificielle : 25 milliards d'économies à terme, et la fin du casse-tête du remplacement des professeurs absents ! Mais là encore, la mesure fut mal accueillie. Outre le grand nombre d'enseignants-députés, qu'on imaginait mal voter cette mesure, la perspective de devoir reclasser 180 000 fonctionnaires réputés rétifs donnait des sueurs froides aux participants.
Dans la foulée, pourtant, la ministre chargée du Budget suscita un regain d'intérêt en prônant la suppression des subventions au bénévolat : la cible était anonyme, diffuse, dénuée de moyens de pression, et l'estimation, appétissante – 53 milliards. On allait accepter lorsque le ministre de l'Économie Sociale et Solidaire objecta qu'il chiffrait l'apport du bénévolat à 250 milliards – un montant qui soulageait d'autant la santé et l'action sociale. L'enthousiasme retomba. Les ministres suivants se récusèrent, conscients que leurs projets n'étaient pas à la hauteur des enjeux.
Le Premier ministre, très déçu, clôtura la réunion sur une vague promesse de revoyure. Il dormit mal cette nuit-là. La perspective d'un échec se rapprochait, l'espoir s’amenuisait. Au matin, il invoqua Rilke et prit son livre de chevet. La page qui s’ouvrit avait une réponse pour lui : il n'est pas d'arme plus puissante que le désespoir. C'était déjà ça !
***
Dix jours plus tard. B. convoqua de nouveau le gouvernement. Et il ne s'agissait plus d'échanger, mais d'écouter et de décider.
— Mesdames et Messieurs les Ministres, nous avons fait fausse route en nous attaquant tout de go au déficit ; et c'est pour cette raison que nos dernières propositions se sont heurtées à tant d'obstacles. Il nous faut voir plus haut.
Notre fière devise nationale – Liberté, Égalité, Fraternité –a forgé l’identité de notre république ; elle a fait d'elle une démocratie emblématique ; elle porte notre voix dans le monde. Nous y sommes, à juste titre, attachés. Au point d'en être parfois aveuglés.
Fraternité, égalité, liberté sont devenues des totems. Pourtant, la façon dont l'état traite les migrants, dont il complique toujours plus l'accès aux mesures sociales, dont il se défausse sur les associations, est-elle si fraternelle ? Quant aux inégalités, les dépassements d'honoraires dans la santé, les contournements de la carte scolaire, les écoles privées, les discriminations à l'emploi, les réseaux – c'est un ancien de Sciences Po qui vous parle – ne font que les amplifier. Enfin la liberté recule devant les réglementations, le politiquement correct, la vidéo surveillance, la concentration des médias…
Cette sombre description peut s'appliquer à nombre de pays dans le monde. C’est aussi l'évolution générale et l'état de bien des démocraties. Alors, plutôt que de s'en indigner, je vous propose de faire face à la réalité. La contradiction permanente entre nos idéaux et nos pratiques nous paralyse ; il est temps de la résoudre.
B. s'arrêta net, fit un pas de côté, actionna la télécommande. Sur l'écran de la salle, un bandeau horizontal tricolore s'afficha : Une femme de profil en occupait le centre, sa blancheur séparait la partie bleue à sa gauche de la partie rouge à sa droite. Sous l’image, on pouvait lire, en gros caractères :
Liberte, egalite, fraternite
— Mesdames et Messieurs, voici le nouveau logo de la nation !
Dans un silence stupéfait, une petite voix se fit entendre.
— Mais… vous avez supprimé les accents ?
— Oui… officiellement, nous conservons la devise de la République. Par contre, il n’est plus question de mettre l’accent sur ses valeurs !
Il y eut un moment de flottement, puis un premier applaudissement, bientôt repris par tous. B. repensa avec émotion au dernier conseil que Rilke lui avait adressé : Regarder toujours plus haut que ce qui vous arrive. Croyez-moi, tout est là.
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