La messe venait de s'achever. Le padre Domenico, compagnon taciturne des jours de gloire comme des jours de réclusion, était reparti, laissant flotter dans la cave un parfum d'encens qui étouffait pour un temps les odeurs moins raffinées de sueur et de renfermé. Pour Dino, c'était d'habitude un moment privilégié où son esprit s'engourdissait dans une méditation nostalgique mais sereine. Pourtant, aujourd'hui, la quiétude le fuyait. La faute sans doute à sa rencontre d'hier.
La veille, comme tous les jours de la semaine, il était sorti humer l'atmosphère de Naples. Rien ne lui était aussi nécessaire que cette promenade, malgré les risques qu'elle comportait. Fabio à ses côtés et Loris suivant à dix pas, il était allé jusqu'à la colline du Vomero. La vue superbe du golfe et de la ville étalée à ses pieds, dominée par la menace silencieuse du Vésuve, ne le laissait pas indifférent, même après tant d'années. C'était sa ville et c'était sa vie. Elle mélangeait beauté, danger, crasse, misère et corruption, cruauté et soleil, farniente et Camorra.
Au retour, il marchait dans une de ces ruelles qui rendaient nerveux ses gardes du corps quand il avait failli percuter un enfant. C'était un incident banal en soi, mais pas l'attitude de l'enfant : il n'avait pas tenté d'esquiver le choc, se contentant de le regarder d'un air absent, comme si Dino n'avait pas eu d'existence réelle. Lui s'était écarté au dernier moment tandis que le gamin, indifférent, passait entre Fabio et lui. Son mouvement brusque avait alerté le garde du corps, qui avait porté la main à son arme.
— Qu'y a-t-il, Donne ?
— Ce morveux, commença Dino, en se retournant… il n'y avait plus personne, sauf Loris à trois mètres et quelques adultes un peu plus loin. Il s'interrompit.
— Le guaglione, là ? Tu l'as pas vu ?
— Qui ça, patron ? Fabio s'était retourné. Il interrogea Loris du geste, mais l'autre leva les mains en signe d'incompréhension.
Dino s'était figé. Quelque chose lui échappait. Un signal d'alarme dans sa tête. Qu'avait-il raté ? D'abord, gagner du temps.
Fabio le suivait d'un regard inquiet. Brièvement, il mit fin à l'échange. Ne jamais donner de signe de faiblesse, c'était un réflexe, une condition de survie. Celui qui a peur è gia morto, déjà mort ! Il l'avait appris très tôt. La peur, c'était lui qui l'inspirait, elle était son alliée. Jusque-là.
Il se repassa la scène, essaya de l'enrichir de détails supplémentaires. Rien avant : Il n'avait pas vu approcher le gamin. Il avait juste surgi devant lui. Un visage un peu creusé et surtout les yeux, sombres, presque noirs.
Après, rien non plus. Si ! Une évidence s'imposa à lui : il ne s'était pas écarté assez vite. L'enfant aurait dû le heurter ! Le constat lui glaça le sang.
Il avait gardé le silence jusqu'au retour à la villa, et le dimanche, il était resté cloîtré.
Le lendemain, il décida de sortir. Il changea de parcours, se limitant à un petit circuit autour de la maison, et rentra rassuré. L'enfant ne s'était pas manifesté. Il en fut ainsi toute la semaine, et Dino finit par l'oublier. Sa situation était assez sérieuse pour qu'il y accorde toute son attention. La police était sur ses traces, elle se rapprochait, il fallait redoubler de prudence. Le lien avec l'organisation et le Régent se faisait via un émissaire, le seul avec le padre et la femme de ménage à accéder à la villa.
Huit jours après, le gamin réapparut. Cette fois-ci, il traversait au bout de la rue, en tenue d'enfant de chœur, quand Dino prit conscience de sa présence. Il se mit à courir, surprenant son escorte, parvint au niveau où il était, mais il n'était plus visible. Il s'était comme évaporé, et sans doute n'avait-il jamais existé que dans la vision de Dino. Il coupa court aux questions des deux porte-flingues et resta muet jusqu'à son retour.
Après le repas, il descendit à la chapelle, alluma un cierge et s'agenouilla sur le prie-Dieu. La présence de la Madonna l'aidait toujours à mettre de l'ordre dans ces idées, et il avait souvent recours à elle. Il était maintenant clair qu'il avait affaire à une apparition, mais qui était-elle et que voulait-elle ? Une de ses victimes ? Dans ce cas, il fallait arriver à trouver qui. L'assassinat des enfants était une chose qu'on ne commettait pas à la légère, on le réservait en principe au châtiment des traîtres. Lui-même n'en avait exécuté que cinq ou six dans sa carrière, surtout à ses débuts, jusqu'à ce qu'il ait conquis son surnom de la bestia. De qui s'agissait-il ? Il ne pouvait le dire, tant par la difficulté de se rappeler les traits de ses victimes que parce qu'il n'avait qu'entrevu celui qui revenait aujourd'hui le troubler. Quant aux motifs du revenant, ils ne pouvaient être que funestes. Il se signa, se recommanda à la Vierge et lui promit de faire un don généreux, un de plus, à l'église.
***
C'était le point final d'une longue cavale.
Les funérailles de Dino Montero n'étaient pas discrètes, et pas davantage de bon goût. La Camorra en avait fait une manifestation de puissance et un défi. Le fait que le parrain soit décédé dans son lit, de mort naturelle, à Naples même, alors qu'il était l'un des criminels les plus recherchés en Italie depuis six ans, ajoutait encore au discrédit des autorités.
Sur la place de la cathédrale, un carrosse attelé de quatre chevaux noirs faisait office de corbillard. Un orchestre jouait des airs populaires, tandis qu'une foule considérable se pressait autour du cercueil porté sous une pluie de pétales de roses par les proches du défunt ; parents, mais aussi membres et clients de l'organisation, entourés de Napolitains anonymes avides de vivre un événement d'exception.
Sur demande expresse de la famille, c'était le padre Domenico, que l'on disait très lié à la Camorra, qui s'apprêtait à célébrer la messe. Le cercueil était maintenant exposé devant l'autel, presque recouvert d'une montagne de fleurs. à son côté, un portrait de Dino Montero en noir et blanc, sur un trépied. Plutôt que de le représenter adulte, au faîte de sa puissance, on avait choisi, qui sait pourquoi, une photo de lui très jeune, en enfant de chœur au regard déjà dur.
Photo: Creative Commons
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