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Allumer le feu



L'écran de la télé se brouille tandis que s'égrènent les tops, puis dessine en pointillé le visage énergique d'un homme encore jeune, au front large et presque dégarni.

— Emmanuel Macron est réélu Président de la République avec 56 pour cent des suffrages exprimés, annonce la voix off.

— C'est pas vraiment une surprise, commente Bernard.

— D'accord, fait Vincent, mais t'as vu le nombre de blancs ? Et le score d'Estrosi : 35 pour cent !

— Pour une fois qu'on avait un motard candidat à la présidence, grogne Paulo !

— Bah, ricane Bruno, Macron a eu le temps de le voir venir. Rebaptiser la tour Eiffel, tu crois que c'était parce qu'il aimait le rock ? C'était pour nos voix, tiens, rien d'autre !

— En tout cas, c'était couillu, reprend Bernard.

Tout le monde opine ; après un tel adjectif, c'est difficile de protester. Un court silence. Tout le monde a oublié la télé qui dévide interviews et reportages d'ambiance dans les permanences des candidats. Vincent renchérit :

— C'est vrai que tour Johnny Hallyday, ça a de la gueule. Pour moi, en tout cas, c'est pas trop, juste mérité.

Béatrice résume le sentiment général.

— Tous ces politicards, c'est magouilles et démagogie. Johnny, lui, il aimait vraiment les hommes !

Et la soirée pourrait se poursuivre tranquillement si ce con de Paulo ne croyait pas malin d'ajouter :

— Ouais, et les femmes aussi, d'ailleurs !

Dans le silence qui vient de tomber, on entend Béa souligner, comme une évidence :

— Paulo, tu sais, t'es vraiment con, des fois !


La télé redevient le centre apparent de l'attention. Une minute de gêne, deux peut-être, puis Bruno se lève lentement et commence à ramasser les cadavres de cannettes.

— Vous faites chier ! C'est dit d'une voix tranquille, juste un constat. Du même ton, il ajoute :

— Tirez-vous ! C'est sans appel, on connaît Bruno, et en plus il a l'alcool triste, avec l'âge et la solitude.

Tout le monde se lève, on récupère les casques, les blousons. Le temps d'une accolade, Béa lui glisse à l'oreille "ça fait plus de trente ans, Bruno, trente ans !" et sort la dernière.

Il passe dans la cuisine, prend un comprimé et l'avale. Pas certain que la bière et les médocs pour l'estomac fassent bon ménage, mais il n'en a rien à foutre. De la fenêtre ouverte montent les bruits de la cour et les odeurs de poubelle. Il entend les claquements presque simultanés des démarreurs, puis les vrombissements graves des Harley. Il s'y mêle la musique plus aigue de la Kawa de Bernard. Cela ne dure que quelques secondes, mais c'est assez pour que Bruno ferme les yeux et bascule dans le passé.


*****


1987. Colette ! Il est avec elle et quelques potes dans le chaudron de Bercy. Un an qu'elle a fait son apparition dans le club des fans de Johnny, un an qu'elle a allumé le feu, un an que tous les mecs rêvent de la sauter. Quelques mois que lui a compris qu'il ne pourrait pas vivre sans elle, qu'il ne sait pas comment s'y prendre, et qu'il n'en peut plus. Johnny, pantalon noir et chemise brodée largement ouverte, entame "que je t'aime". Nouvelle orchestration, hypnotique. Tout le monde est debout, bougeant en cadence. Bruno est derrière Colette, il se plaque contre elle. Les secondes défilent, il s'attend à ce qu'elle se retourne et le gifle, ou au moins s'écarte, mais non. Au contraire, elle continue à danser, et ses fesses cambrées tanguent contre son bas ventre au rythme lent du morceau, réponse et promesse, réponse et promesse, tandis que la voix de Johnny amène le public à l'orgasme collectif.

Les jours, les semaines qui suivent se confondent dans sa mémoire, un télescopage de scènes qu'il a du mal à ordonner dans le temps. Une île dans la brume de ses souvenirs. Elle est à lui, chaque instant est pour elle, il la caresse, il la découvre, il l'explore, elle en fait autant. Ils partagent leurs goûts, leurs passions. Un temps, il s'est demandé si l'épisode de Bercy n'avait pas été un leurre, si elle n'avait pas fait l'amour avec Johnny par son intermédiaire. Mais non, Johnny est loin, elle est toujours là, ils sont amoureux, et ses gestes, ses sourires, son regard allument toujours le désir de Bruno.


Les mois puis les années s'écoulent, le miracle s'installe dans la durée. Colette est toujours aussi séduisante ; les hommes tournent toujours autour d'elle, se brûlent parfois à sa beauté, et les femmes la détestent. Il a compris que leur couple ne lui suffit pas, qu'elle a besoin du désir des hommes pour se sentir pleinement femme. Leur vie sexuelle n'en est que plus torride.

Certains signes – coups de fils interrompus, incohérences d'emploi du temps, rencontres inopinées d'amis masculins – lui font penser qu'il y a parfois des accrocs dans leur union. Mais elle a un talent certain pour égarer ses soupçons. Et quand il la pousse à l'aveu, elle baisse les yeux et finit par demander : "tu veux vraiment savoir ?" Et non, il préfère ne pas savoir qu'elle peut se donner à un autre, jouir avec lui comme elle jouit dans ses bras. En couple moderne, ils ont fait un deal : on est libre, mais on ne se parle pas de nos écarts. Alors lui, de son côté, il lui arrive de coucher avec une autre. Plus pour rétablir l'équilibre que par réelle pulsion. Et souvent, pour s'apercevoir que la femme qu'il a séduite a cédé par curiosité pour l'homme qui vit avec Colette – ou pour prendre une revanche sur elle. Mais comment pourrait-il lui en vouloir ou se plaindre qu'elle plaise autant, qu'elle aime autant la vie et l'amour ? Rien que de repenser à elle, là, dans l'appartement, si longtemps après, il sent le feu se rallumer en lui.


*****


Il n'a plus besoin de fermer les yeux : la scène suivante, il l'a passée et repassée dans sa tête, comme un vieux film dont les tons s'estompent peu à peu, sauf quelques images qui gardent leur éclat d'origine. 1994 : une année après le parc des Princes, Johnny effectue une tournée d'automne presque confidentielle, dans des petites salles. Du coup, le club n'a pas pu avoir de places pour La Cigale. On s'est rabattu sur le concert de Hambourg, un lundi de novembre. Bruno est bloqué au travail par un salon professionnel. Pour une fois, ils n'iront pas ensemble, Colette part avec une dizaine de copains, voitures et motos réunies. Elle ne rentrera que mardi dans la nuit, au mieux. Il a hâte de la revoir, se faire raconter le concert, fêter son retour.


Pourtant quand il rentre du travail, ce soir-là, le sac de couchage et la tente sont dans l'entrée. Ils ont dû revenir d'une traite, Colette dort sûrement dans la chambre. Il ôte ses chaussures, avance doucement : la porte est ouverte, elle est là en effet, couchée sur le ventre, le visage à demi enfoui dans l'oreiller, sa bouche entr'ouverte émerge d'un fouillis de boucles auburn. À 35 ans, elle est épanouie, plus belle que jamais. Une envie impérieuse de s'allonger à ses cotés, de la réveiller de ses caresses… il se raisonne. Elle a besoin de dormir, leurs retrouvailles amoureuses attendront un peu. Il ferme doucement la porte, revient à pas de loup dans le séjour, s'assied sur le canapé.

Sur la table basse, son sac ouvert et le butin du concert qui s'est éparpillé. Il le trie avec le ravissement du chasseur de trésor : une affichette dédicacée, le ticket du concert – 47 Deutsche Marks – une casquette Johnny, et aussi un polaroïd qu'il saisit pour mieux le voir. C'est Johnny dans sa loge, les cheveux en bataille, la chemise ouverte, tenant la serviette avec laquelle il vient de s'essuyer. Sourire étincelant, il a l'air incroyablement jeune. Bruno est bouche bée. Elle a pu approcher Johnny ! Il est fou de joie pour elle, pour eux deux. Dommage que ce ne soit pas signé. À tout hasard, il retourne la photo et lit, écrit au marker : "Moment magique. Te revoir ?" Suit un numéro de téléphone.

Le polaroïd lui échappe des mains. Pas de signature, mais il connaît trop bien l'écriture de Johnny. Il en a le souffle coupé.

— Putain ! Johnny ! Salaud ! Il bafouille à voix basse, il alterne ; salaud, putain, Johnny, salaud ! Il écrase la photo du talon, mais sous sa chaussette, Johnny reste immaculé, Johnny lui sourit toujours. Il se ravise. C'est quand même Johnny ! Il ramasse polaroïd, chaussures, manteau, toute trace de son passage. Il sort, il faut qu'il sorte, qu'il fasse le point. Qu'il boive un truc fort, aussi. Il marche, trouve un bar, se tasse sur la banquette, tout au fond, se met à chialer devant son whisky, devant Johnny posé sur la table.

Il a mal. Envie de gerber. Il mouline sans fin dans sa tête. Colette et Johnny. Son idole et sa raison de vivre. Les deux personnes qui comptent le plus dans sa vie l'ont trahi. Comment a-t-elle pu ? Oui, bien sûr, quelle femme pourrait lui résister ? Et lui ? Il l'a voulue, il l'a prise. Une de plus dans sa collection. Les femmes. Comme les motos. Un trophée, rien d'autre. Besoin de lui casser la gueule. Mais il sait qu'il ne le fera pas. Il se sent misérable. Il boit son whisky à petites gorgées, amertume sur amertume. Pourquoi, pourquoi a-t-il retourné cette foutue photo ? Comment pourra-t-il encore regarder Colette ? La désirer ? Faire l'amour avec elle ?


À l'instant, il comprend. Il aime toujours Colette, mais… c'est fini. Il faut qu'il l'arrache de sa vie, comme on ampute un membre gangrené. Avant de devenir fou, avant d'y rester. Et tout de suite, sans avoir à l'affronter, sans écouter ses explications, ses arguments, avant qu'elle le fasse douter de l'évidence. Il a juste besoin de passer chercher ses papiers, les clés de la moto. Après, il téléphonera, lui dira que le salon le retient encore un jour, et demain, il prendra une camionnette pour ramasser ses affaires. Combien de temps est-il resté dans ce bar ? Une heure, pas plus. Elle doit dormir encore, il faut faire vite. Il s'extirpe de la banquette.


*****


Il revient à l'appartement, il entre ; Colette se jette dans ses bras. Son parfum, la douceur de sa peau… il faiblit déjà. Elle a juste mis une culotte et emprunté une de ses chemises à carreaux trop grande pour elle, et le contraste la rend encore plus féminine. Par-dessus son épaule, il aperçoit la table basse, rangée. Elle a dû voir que le polaroïd a disparu. Elle devrait être morte d'inquiétude, mais rien ne transparaît.

Elle sent qu'il ne répond pas à son étreinte. Elle s'écarte et le regarde droit dans les yeux, en inclinant la tête :

— Je t'ai manqué, mon amour ?

Sa voix est joyeuse, le sourire câlin. Le sien est moins réussi, il fait ce qu'il peut.

— Comment s'est passé le concert ?

— Fantastique, superbe, comme toujours, s'exclame-t-elle. Elle met un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.

— Avant de te raconter, j'ai un truc énorme à te dire !

Il lève les sourcils, pour manifester son intérêt.

— Oui ?

— Attention, je suis sûr que tu vas pas me croire !

— Dis toujours ?

— Eh bien, figure-toi que Johnny et Béa… elle suspend la phrase…

Il a peur de comprendre. C'est effectivement énorme !

— Oui, demande-t-il ? Et il n'a aucun mal à mimer la curiosité.

— Je sais, ça paraît incroyable, mais après le concert, on est allées toutes vers sa loge et elle a réussi à entrer voir Johnny et… bref, il l'a… tu comprends ?

Ila compris, en effet. Béa n'a pas d'homme dans sa vie, elle est prête à tirer sa copine de la merde. Peut-être se sont-elles déjà téléphoné ? Mais Colette, d'habitude si fine, n'a pas senti ce qui se passait dans sa tête, ou peut-être la tension est-elle trop forte. Elle enchaîne sans précaution.

— Après ça, Béa ne savait plus où elle habitait. Elle est repartie comme une fusée, elle est rentrée directement. Le garde du corps de Johnny la cherchait partout. Finalement, il est tombé sur moi et il m'a remis une photo de Johnny avec un mot pour elle. Tu te rends compte !

Non, il ne se rend plus compte. Il est hors de lui, au sens propre. Sa main lui échappe, elle gifle Colette avec une violence terrible. Sous le choc, elle tombe sur le canapé. Elle s'assied tant bien que mal et lève vers Bruno des yeux plus implorants que surpris. Le revers la frappe sur la pommette gauche, sa lourde bague lui écorche la joue. Elle rentre la tête dans ses mains, se met à sangloter doucement. Bruno est tombé à genoux, devant elle, il pleure aussi, de rage contenue, puis maintenant de honte. La honte de l'avoir frappée, la honte d'être victime plus que bourreau, la honte de sa faiblesse ; la honte de l'aimer encore.


*****


Comme il l'avait imaginé, il reviendra le lendemain récupérer ses affaires. Béatrice acceptera de l'héberger quelques semaines, le temps qu'il trouve un logement. Elle fera même un peu plus dans les mois suivants pour l'aider à oublier Colette, sans succès. Quant à Colette, une fois leurs affaires réglées – simplement, ils ne sont ni propriétaires, ni mariés – elle quittera la ville. Il n'en entendra plus parler.

L'ironie de l'histoire, c'est que tout cela n'était qu'un faux semblant. La vérité, il l'a apprise de Béa, bien des années après. Johnny n'était pour rien dans la trahison de Colette. Un mec de son staff profitait de l'aura de l'idole pour se taper régulièrement les jolies filles qui lui tournaient autour, distribuant de fausses dédicaces qui devenaient autant de reliques. Misérable et pitoyable. Colette n'en sortait pas grandie. Un mensonge de plus… Bruno a préféré rester sur la première version, il y avait cru si longtemps que c'était devenu une vérité. Et puis, c'était plus classe.


Où vit Colette aujourd'hui ? Avec qui ? À quoi ressemble-t-elle, si longtemps après ? Il sait bien qu'elle a vieilli, mais il doute qu'elle ait changé. Il doute aussi qu'elle l'ait vraiment aimé, ou peut-être, après tout, à sa façon…

Il revient dans le séjour, face au balcon, incline la tête jusqu'à toucher la vitre de son front. La soirée électorale bat son plein. Klaxons, clameurs, la ville est en effervescence. Ce n'est pas une soirée à rester seul chez soi, mais… il va prendre un somnifère, comme il le fait de plus en plus souvent. Avec ça, les nuits ne sont plus un problème.


Il ne reste que les journées.


Image : Unsplash



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