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2025



Pour profiter pleinement de l'événement, Dieu avait loué un bungalow sur l'île Taveuni, traversée par la ligne de changement d'heure. C'était ici que la nouvelle année allait débuter. Il regarda sa montre. La trotteuse approchait minuit.

5… 4… 3… 2… 1… 0 !!! 2025, on était en 2025 ! Et pour Dieu, cette année s'avérait bien particulière, une étape cruciale de l'évolution.


Il avait doté 2025 de propriétés arithmétiques étonnantes : Il en avait fait le carré de la somme des 9 premiers nombres entiers, en même temps que la somme de leurs cubes. Difficile de faire mieux pour attirer l'attention des hommes sur l'importance qu'Il donnait à ce rendez-vous ! Deux mille ans auparavant, Dieu avait estimé que ce laps de temps suffirait à l'humanité pour entendre le message du Christ, l'intégrer et le mettre en pratique. Et aujourd'hui, dire qu'Il était déçu par l'état du monde était une litote, un euphémisme, presque une antiphrase.


Les hommes n'étaient pas au rendez-vous. Un constat d'autant plus fâcheux que cette année marquait l'avant-dernière échéance de son PDRP – Plan Divin de Retraite Progressive. Il avait décidé qu'Il avait assez œuvré pour l'évolution, et que le Monde devrait apprendre à se passer de Lui. Il intervenait en conséquence de moins en moins dans les affaires terrestres, se contentant souvent de déléguer. Néanmoins, Sa compassion l'emportait parfois, et il Lui arrivait encore de sauver un innocent, d'interrompre un cataclysme… mais c'était de plus en plus rare. Hélas, sa prise de distance ne s'accompagnait pas d'une progression morale et spirituelle de l'humanité, comme Son plan l'avait présumé. Au contraire, la raréfaction de Ses interventions se conjuguait avec une désaffection croissante des hommes pour les religions. Ce que Dieu comprenait d'ailleurs fort bien, vu l'exemple donné, et par les ministres des cultes, et par les croyants fanatiques de tout poil, les seuls dont le nombre augmentait encore.


Comme pour confirmer Ses réflexions, l'archange Gabriel se manifesta par un toussotement discret. Il apportait un message du Diable. Celui-ci, après des vœux de bonne année dont la sincérité laissait le messager sceptique, priait le Seigneur de lui rendre un "modeste service". "Je dois Vous informer que l'espace que Vous m'aviez alloué pour l'enfer s'avère aujourd'hui dramatiquement exigu et ne peut plus répondre à un afflux toujours croissant. Le taux d'occupation atteint les 140%, et même 200% pour le bloc 666, celui des génocidaires et des criminels contre l'humanité. La surpopulation plonge nos pensionnaires dans des situations indignes – en plus de l'huile bouillante –, oblige mes démons à travailler plus qu'il n'est décent, et dégrade la qualité de service : impossible désormais d'infliger à nos hôtes les supplices individualisés que prévoit leur condamnation." Le Malin poursuivait en demandant au Seigneur de lui affecter une surface supplémentaire équivalente à celle dont il bénéficiait déjà, histoire d'anticiper les flux à venir "dont je ne doute pas qu'ils seront à la hausse", terminait-il. Une pique finale, avec Satan, on s'attend à ça, songea Dieu, qui remit la requête à Saint-Pierre. Lui-même allait se pencher sur les causes profondes du problème.


Il n'était pourtant pas resté inerte. Dans l'idée de pouvoir goûter une retraite sereine, Il renforçait régulièrement Ses équipes. Il envoyait Ses collaborateurs s'incarner sur Terre pour aider l'humanité à progresser durant leur passage, et aussi se frotter aux réalités humaines et acquérir une expertise bienvenue à leur retour. Malgré cela, le bilan n'était pas extraordinaire. Que faire ?

— Appelez-moi Albert ! ordonna-t-Il.

— Celui-ci apparut aussitôt. Fidèle à lui-même, cheveux blancs ébouriffés, vêtements fripés, l'air d'avoir été tiré du lit.

— Où en es-tu avec l'Intelligence Artificielle ?

Albert fourragea dans sa tignasse, mal à l'aise.

— Eh bien, ce n'est pas très encourageant. Les scientifiques à qui j'avais inspiré quelques intuitions géniales se focalisent sur les performances des processeurs et l'implémentation des bases de données, sans se soucier du sens profond. Ils passent à côté de l'essentiel. Tenez, j'ai fait encore un test hier.

Il exhiba un papier, visiblement chiffonné puis défroissé.

— à la question "Comment mettre fin aux guerres ? je n'obtiens qu'un blablabla digne d'un politicien. Et quand je demande une réponse en une ligne, j'obtiens "Un monde juste et solidaire est la clé." Consternant d'impuissance !

— Consternant, confirma Dieu. Au lieu d'aider les hommes à évoluer, l'IA leur permet seulement d'avancer plus vite vers leur perdition ! Merci, Albert, je sais que tu as fait de ton mieux. Mais j'ai une autre piste…


***


Antoine se tenait maintenant devant Lui, le regard perdu dans les nuages. Dieu l'interpella.

— Alors, Antoine ! Comment avances-tu sur le projet de BA ?

L'autre sembla atterrir avec difficulté. La question se fraya un chemin dans ses pensées, puis un sourire timide creusa deux fossettes sur ses joues.

— Je travaille sur un modèle qui semble prometteur. Cela dit, il faudra trouver des humains réceptifs pour faire à leur tour ce cheminement. J'ignore combien d'années seraient nécessaires pour qu'ils absorbent tout cela, mais j'ai foi dans l'humanité.

Dieu l'écoutait avec un grand plaisir. Mais Il savait aussi qu'Antoine était un rêveur.

— Concrètement, as-tu testé ton prototype de BA ?

— Oui. Et à la question "Comment établir la paix dans le monde ?" voici la réponse que j'ai obtenue.

Il tendit une feuille. Le visage du Seigneur s'illumina. Les anges entonnèrent un Alléluia, des langues de feu parcoururent le ciel. Puis le calme revint.

— Antoine, fidèle serviteur ! Tu M'es cher et précieux ! Je déplore que la bonté ne se développe pas naturellement chez les humains, mais la Bienveillance Artificielle va pouvoir combler progressivement cette lacune. Mets le projet à exécution.


Antoine reparti, Dieu regarda à nouveau la feuille qu'il Lui avait laissée. La BA avait généré le dessin d'une fleur, simple et naïve, et deux lignes de texte.

"Regarde la rose. Regarde là vraiment. Et respire doucement son parfum, jusqu'à ce qu'il atteigne ton cœur."

Finalement, 2025 s'annonçait bien.


Image : aquarelle du "Petit Prince", Antoine de Saint-Exupéry

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Loulou

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