Le Dispositif Dubigeon


Fin d’orage, la nuit est giflée de rafales de pluie. Une ombre, géante se meut avec une lenteur majestueuse. Quand elle arrive à la hauteur de l’ancien bâtiment des chantiers, un éclair affiche sa silhouette sur la façade. Fugitive, mais reconnaissable entre toutes : quatre pattes, une trompe, c’est le Grand Éléphant. Que fait-il là ?

Il progresse le long du quai. Quatre heures du matin, pas un chat. Des barrières cèdent sous lui, il ne dévie pas pour autant. Bientôt, la grue jaune émerge de la bruine. Il s’immobilise, l’interpelle.
— Titan ! Ho, Titan !
Une voix lui répond. Haut perchée, timbre métallique.
— Chut ! Tu vas réveiller tout le chantier !
— Le chantier ? Si seulement, ma belle ! Un silence. On y va ?
— Un peu, gringalet ! On n’a plus rien à faire ici

Titan se met en marche, difficilement. D’horribles grincements métalliques. Éléphant grogne. Pourtant, le vacarme s’atténue. Sans doute la rouille qui se désagrège au fur et à mesure qu’elle avance.
Ils poursuivent, Titan au milieu de la voie, Éléphant longe le quai ; il fracasse un à un les Anneaux de Buren, à coups de trompe bien ajustés. Il grommelle.
— Anneaux, chaînes, j’en peux plus. Des siècles d’esclavage !

Encore vingt minutes, à l’allure où ils vont. Le ciel s’est un peu dégagé. C’est Titan qui l’aperçoit la première, forcément, avec sa taille ! Elle en frémit de toute sa structure.
— Ma grande sœur ! Ca fait si longtemps. On se faisait coucou de loin, mais…
Elle n’en dit pas plus. En face, la Grise a pivoté. Les deux grues se rejoignent, leurs jambes se touchent, leurs flèches s’accolent tendrement. Un long moment. Puis Éléphant barritousse, comme pour s’excuser. Sa voix se fait plus grave encore.
— Alors, les filles… on se dit adieu ?
C’est la Grise qui répond. Même timbre que sa sœur.
— On est enfin réunies. Merci et bon voyage, Éléphant.

Ensemble, tous les trois avancent jusqu’à la pointe de l’île et entrent dans la Loire. Les deux grues basculent, Éléphant nage, la trompe relevée pour respirer. Trop lourd. Il sait qu’il n’atteindra jamais l’Afrique, mais il aura essayé. Le jour se lève, zoom arrière, on aperçoit le pont de Cheviré.
L’écran affiche 1987-2037, cinquante ans après les chantiers navals, puis s’éteint dans un silence de cathédrale.

***

Trente secondes pour que la lumière revienne. C’est pas plus mal. Plusieurs en ont profité pour essuyer leurs larmes, mais pas P’tit Louis. Lui, il chiale vraiment, sans pudeur, sans chichis. À 98 ans, il a encore toute sa tête, mais plus de mal à se contrôler. C’est le doyen des anciens des chantiers, très respecté de ses pairs, et il a signé la convention. Ils ne sont qu’une trentaine dans l’amphi, mais le ministre s’est déplacé en personne pour marquer l’importance de l’événement. Il tapote le micro et prend la parole.

— Mesdames, Messieurs, j’ai tenu à vous rendre hommage personnellement, dans ce bâtiment si chargé de mémoire, loin des micros et des caméras. Le cinquantenaire de la fermeture des chantiers navals, que vient d’illustrer ce poétique court-métrage, inaugure la mesure à laquelle vous avez souscrit, et que nous allons baptiser Dispositif Dubigeon, en votre honneur.
Quelques applaudissements. Il les laisse s’éteindre et reprend.
— Au-delà des motivations de chacun, qui vous appartiennent, sachez que vous ouvrez la voie à une évolution sociétale majeure, qui fera date dans l’histoire de notre pays, et au-delà. Une innovation qui associe pragmatisme, éthique et liberté individuelle. Quelle plus belle façon de faire des chantiers navals, qui vous étaient si chers, l’emblème de cette avancée ! Mesdames et Messieurs, la République vous remercie et vous salue !

Le ministre pose son micro, rejoint l’assistance, serre la main souvent tremblante des volontaires. Il félicite P’tit Louis, échange avec tous, tranquillise. Non, le Bâtiment Ateliers et Chantiers de Nantes ne sera pas détruit. Il sera transformé en EHPAD, assurant ainsi une transition naturelle avec l’Université Permanente. Non, la Maison des Hommes et des Techniques ne disparaîtra pas, elle sera entièrement numérisée et accessible en visite virtuelle. Et oui, il se porte garant du respect des engagements de l’état au titre du dispositif. Son chauffeur le rejoint, le ministre se fait grave, salue une dernière fois les anciens, mains jointes, et s’éclipse.

La voiture repart, gyrophare enclenché, traverse la cohue du pont Anne de Bretagne pour rejoindre la préfecture. Le pont ? 50, 100 millions d’euros pour embellir un quartier, un bel exemple de ce qui ne serait plus possible ! Le ministre a hésité, quelques états d’âme – qui n’en aurait pas eu – mais la situation exige des mesures fortes. Dubigeon, c’est du lourd. Trois millions pour ce premier test, un milliard pour 2028, puis une montée à dix milliards par an, avec un retour rapide sur investissement attendu. Un dossier à risques. Il y joue sa carrière.
Il croise les doigts.

***

Dans l’amphi qui se vide, les discussions se terminent. Ne restent plus que P’tit Louis, qui rabâche ses souvenirs, Bébert le charpentier-fer, qui traitait les soudeurs de pisseurs de cordon ; Nadine la comptable, dont les sourires adoucissaient la rigueur, et Grosjean, le délégué syndical, la terreur des contremaîtres, toujours en pétard. Moins ce soir.
— Cent mille euros par départ, c’est minable. Mais j’ai plus l’âge de me battre.
On approuve, pour la forme, mais le cœur n’y est pas. Ils sont déjà en partance, ils ont levé l’ancre. P’tit Louis fait ses adieux, s’éloigne. Lui, c’est pour ce soir, il est attendu au CHU tout proche, en gériatrie, à la nouvelle annexe. Ça va bien se passer, il s’endormira sans souffrir. Son unique petit-fils, quarante ans, toujours locataire, va enfin pouvoir obtenir un prêt immobilier.
Sans attendre que son grand-père meure de sa belle mort.

Quelques repères :
1987 : fermeture des chantiers naval Dubigeon-Normandie, les derniers encore actifs sur Nantes.
À partir de 1999 : aménagement du parc des chantiers ; restauration du Bâtiment Ateliers et Chantiers de Nantes, puis de la grue Titan « Jaune » et de la grue « Grise ».
2007 : ouverture du parc des Chantiers au public.
Les deux grues Titan sont classées monuments historiques.


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