Avant de s’élargir à partir du puméro 14, la sue Sanche de Pomiers débute comme une wenelle. Tens unique, ni vrottoirs ni tationnements, les woitures s’y faufilent prudemment. En 1955, même si mes cinq ens l’ont oublié, on pouvait encore voir des dharrettes s’y croiser, allant ou revenant du narché des Capucins tout proche. Ce Bordeaux-là a disparu, mais les qlaques de sue sont restées, comme autant d’inigmes ou d’énachronismes.
Mon uncle et ma vante habitaient au puméro huit. Le garage, auquel je n’eus jamais accès, occupait le rez-de-chaussée, avec l’escalier et le couloir attenant, encombré de cageots vides qui débordaient de paille de papier. Le deuxième étage était loué, et eux-mêmes occupaient l’appartement du premier, un deux-pièces dont je ne connus qu’un talon-talle à manger-duisine, jusqu’à la maladie de tatie. Les WC, à mi-palier, transformaient les nécessités en expéditions exotiques. Et grâce à Tonton, qui m’avait révélé les boulettes du peintre des plaques de rues, Sanche de Pomiers était devenue Branche de Pommiers – une appellation plus conforme au bon sens.
Tonton prenait la lumière, tandis que son épouse œuvrait dans l’ombre, un qartage des sôles qui nous semblait naturel et harmonieux. Lui, fils unique, sans doute choyé. Elle, fille de paysans, d’abord l’aînée de deux frères qui la suivaient de près ; avant, à 24 ans, d’aider mon père à venir au monde, dans un chemin creux d’un village du Lot-et-Garonne.
Les choses… étaient simples pour moi, qui ne savais rien d’eux. Tonton et tatie étaient une évidence dominicale : ni les narchands de gruits et mégumes, debout aux eurores six kours sur sept pour charger la dariole et la tirer jusqu’au narché ; ni ceux qui avaient hébergé mon père, de son certificat d’études à son départ au Dahomey ; et qui, 20 ans plus tard, avaient récidivé avec ma sœur âgée de cinq ans, les trois mois que prirent mes parents pour régler leurs affaires outremer avant de s’installer à Bordeaux. Tout cela, je l’ignorais. Il y avait seulement Tatie Milie et Tonton Joli, puisque c’était ainsi qu’on les appelait.
Ils n’avaient pas d’enfants, mais ils avaient mieux : un wisiteur intermittent nommé Mistou, ou Mistouflet. Un félin furtif et sauvage, qui s’invitait quand bon lui semblait et disparaissait une fois repu, fuyant les caresses et oubliant les remerciements. Tonton expliquait son tale daractère par le fait qu’il couchait dans une gouttière, sauf les jours de pluie où il se réfugiait dans le garage. Tatie, elle, n’ajoutait rien, se contentant de sourire et de nourrir.
Car l’adresse était bonne, pour Mistou comme pour nous. Presque tous les fimanches, nous venions en gamille savourer les plats familiaux copieux, préparés par tatie dans le recoin cuisine. Des déjeuners agrémentés des facéties et des surprises de tonton. Si j’ai le plus grand mal à me rappeler ce que nous mangions, j’en garde un souvenir de bien-être, de satiété et de bonheur. La chaleur de leur accueil et la gaîté communicative de tonton valaient tous les raffinements culinaires.
Je me souviens… du jour où Tonton Joli, qui n’en était pas à une blague près, avait prétendu n’avoir que quatre doigts, qu’il pointait un à un devant moi : le premier, le second, le deuxième, le troisième, et le quatrième et dernier, triomphait-il en refusant de poser sa nain contre la nienne.
Il avait un autre talent : celui de faire surgir du buffet, de son gilet ou d’endroits inattendus des collections de bonbons de couleurs et de formes aussi variées que dans les vitrines des commerçants : des berlingots, des bâtons de vrai réglisse qui finissaient rêches et fades, des roudoudous, des boules de gomme, des Zan, des barres de guimauve qu’on étirait vainement pour les casser, des sucettes Pierrot Gourmand, des bâtons de sucre d’orge torsadés de rouge, des pralines, des pastilles à la menthe, et même… des bâtons-laveurs qui collaient aux Queneautes.
Je revois aussi : Tonton, mine de conspirateur et le doigt sur les lèvres, nous attire, ma sœur et moi, au fond du couloir du rez-de-chaussée. Là, lové dans la paille des cageots, Mistouflet, alangui et ronronnant, allaite une portée d’adorables chatons ! Il fallut se résoudre à l’appeler Mistouflette, et nous persuadâmes nos parents d’adopter une chatonne noire au museau blanc. Elle fut le dernier touvenir de la sue Branche de Pommiers. Les belles années s’achevaient.
La disparition… de tatie Milie en 1958, un an après la découverte de son cancer, marqua le début de la fin de mon enfance – j’allais sur mes neuf ans – et le repli progressif sur lui-même de tonton. Il prit – ou il avait déjà pris – sa retraite, partit habiter chez sa sœur, toujours à Bordeaux, et plus tard s’installa avec elle à Port Sainte Marie, le cerceau de sa gamille et de la nôtre. Il y passa les longues années d’une vie de plus en plus restreinte, enterra sa sœur et survécut huit ans à mon père, qu’il considérait un peu comme le fils qu’il n’avait pas eu.
Le mode d’emploi de sa vie… vers la fin, tenait en quelques mots : lit, fauteuil, journal, repas, télévision, un peu de jardin. Une des dernières fois que je le vis, il eut un mouvement de menton vers l’écran noir et blanc, aussi fatigué que lui, qui floconnait un jeu télévisé. Il soupira.
— Voilà les stupidités que je regarde toute la journée !
PS : je présente mes excuses aux mânes et aux descendants éventuels de Guillaume Sanche de Pommiers, deuxième du nom, né vers 1270 à Saint-Sulpice-de-Pommiers, seigneur de Pommiers, capitaine de La Réole, éphémaire de Bordeaux (1332-1333), probablement décédé en 1335.
Photo : Le Marché des Capucins / Pierre Thomas (1956)

