— Claro que si, dit El Guia. Inmediatamente.
De ses années de combats, il gardait l’habitude des décisions rapides, comme si tout retard pouvait avoir des conséquences fatales.
— Entendu, répondit la femme à ses côtés. Nous avons encore deux heures pour embarquer.
Ils étaient une petite cinquantaine sur la place de la liberté – un nom pompeux pour cet espace dégagé au sommet du tertre, point culminant de l’île et de l’archipel. 50 personnes, c’était bien peu pour un événement historique, mais ces considérations ne changeaient rien à la réalité. Alphonso Urrigue, alias El Guia, le guide, avait toujours en tête l’adage de Lénine : les faits sont têtus.
Il ouvrit le coffret en bois précieux posé sur la table, en sortit avec une lenteur respectueuse une pièce d’étoffe : le drapeau de la république de Quibio. Trois bandes horizontales : en bas, le jaune du sable, puis le vert de la forêt et le bleu du ciel. Deux hommes s’en saisirent et l’accrochèrent au bas du mât. L’assistance se figea au garde à vous, tandis que montaient les couleurs, et Alphonso fit le premier salut militaire de son existence.
Quibio n’avait pas d’hymne national, et n’en aurait jamais. Mais lorsque la bannière atteignit le sommet, une voix entonna Hasta Siempre, aussitôt repris en chœur. Une flûte s’invita, des guitares surgirent, tout ce qui pouvait faire du bruit se transforma en percussions et l’assistance se mit à chalouper en cadence. Alphonso s’était juré de ne pas pleurer, mais l’émotion faillit le submerger. Refoulant ses larmes, la gorge nouée, il attendit la fin du chant révolutionnaire pour réclamer le silence.
« Camarades, compagnons, et vous toutes et tous qui nous avez quittés en cours de chemin, et qui êtes toujours présents dans nos cœurs,
Vous savez que je préfère agir que discourir, mais il est des moments que la parole doit consacrer.
Ce jour tant attendu est à la fois un aboutissement de trente ans de lutte, une récompense de nos efforts et de nos sacrifices, et puis, hélas, un terrible rappel à l’ordre de la nature.
Alors, même si cela nous est difficile, à vous comme à moi, je voudrais que nous vivions pleinement cet instant, sans penser à demain, pour célébrer l’indépendance de Quibio, négociée avec le gouvernement du Vespuche, représenté ici par son ministre des Affaires étrangères, monsieur Abrego.
Compagneros, que survive notre peuple, que perdurent nos traditions et que nos petits-enfants parlent encore la langue guaymí !
Viva Quibio ! »
Il se tut. D’ailleurs, l’ovation qui jaillit ne lui aurait pas permis de parler davantage. L’ordre se rompit, la musique reprit, et tous se retrouvèrent devant le buffet improvisé. Le ministre se rapprocha d’El Guia. Après quelques banalités, il lui fit part de l’attention que portait le président Valdes au bon déroulement des opérations. Augusto marcha avec lui jusqu’au sommet de l’éminence. Il balaya le panorama d’un geste.
— Monsieur Abrego, nous sommes à 30 mètres d’altitude. D’ici, vous pouvez contempler toute l’île de Quibio, et vous apercevez une partie de l’archipel. Voyez : un paysage de carte postale. Plages de sable fin, lagons d’eau transparente, le tout enveloppé de forêts qui sont en réalité des mangroves – la mer est partout.
Il fit une pause.
— Les seules constructions en dur sont l’église et l’ancien bagne, où le Vespuche envoyait ses prisonniers politiques, du temps de la dictature. Séparés du continent par 20 kilomètres de courants et de requins. Le reste, ce sont essentiellement des paillotes traditionnelles. Un paradis resté intact, préservé des touristes. Aussi la culture et la langue guaymi sont-elles toujours vivantes. Je veux dire étaient encore vivantes.
Il s’interrompit, regarda son interlocuteur, soupira.
— Tout cela est derrière nous. La hauteur moyenne de l’archipel est de 1 mètre 30 au-dessus du niveau de la mer. Les derniers puits sont maintenant contaminés par l’eau de mer. Et mes six mille compatriotes ont déjà trouvé refuge chez vous.
Monsieur le ministre, nous sommes très reconnaissants au Vespuche d’avoir reconnu notre indépendance. C’est un geste symbolique qui nous touche profondément… mais l’homme ne vit pas de symboles ! Nous vous serons toujours redevables d’avoir accepté et organisé le relogement des guaymi.
Le ministre hocha la tête, resta un moment silencieux.
— Monsieur le président, considérez que c’est une réparation pour les souffrances que notre pays a infligées à votre peuple pendant si longtemps. Il désigna du bras le ferry au large de l’atoll. Je crois qu’il nous faut gagner les canots tant que la marée nous permet de rejoindre le navire.
Alphonso releva la tête, contemplant le paysage, tentant d’en enregistrer les plus infimes détails, puis partit avec lui vers le ponton. Les derniers passagers montaient dans les embarcations. L’île serait bientôt déserte. Il jeta un dernier regard au drapeau qui flottait au sommet du mât, à peine agité par la brise du soir.
Une nation reconnue par l’ONU depuis dix ans, enfin indépendante, déjà disparue ? À quoi aurait servi tout cela ? À enrichir le Livre Guinness des records avec le Quibio comme l’état le plus éphémère de l’histoire ?
Il secoua la tête avec énergie. Il avait consacré sa vie à ce but. Même disparu, Quibio aurait existé. Tout ce qui naît doit mourir ; le reste n’est qu’une question de durée. Quibio demeurerait désormais dans l’histoire comme un pays défunt, mais un pays. Et quand l’océan l’aurait recouvert, quand il aurait disparu de la surface du globe, il serait encore présent dans la mémoire des hommes. Pour toujours.
Hasta Siempre !

