Jeudi
Il est dix heures du matin. Je suis déjà en tenue. On s’habitue à tout. Bien sûr, ce n’était pas forcément de Disneyland que je rêvais quand j’ai décidé d’être comédien. Je me souviens que mes parents m’avaient dit que j’étais dingo ! Ah ah ah ! Belle prémonition, mais je ne leur ferai pas le plaisir – ou la peine – de savoir qu’ils avaient raison ! Ils croient toujours que je fais des petits rôles au théâtre. Disney, ça me permet de survivre, et au moins c’est anonyme, et pas pire que de faire de la pub pour des barres chocolatées ou des médocs contre la constipation.
J’ai regardé la météo. Pas trop chaud, ça ravira Baloo, qui crève sous sa fourrure, et pas de pluie, ce qui m’arrange – je ne sentirai pas le chien mouillé. Ah ah ah ! Qu’est-ce qu’on se marre, chez Disney ! La magie, comme ils disent ! Mais moi, plus je fais le clown dans la journée, plus je me sens triste le soir venu.
Heureusement, il y a les collègues – les Cast Members. Il faut du temps pour s’y retrouver, parce que tu peux travailler avec eux toute la journée et ne les voir en vrai que pendant les pauses, qui sont vraiment ric rac, comme disent Tic et Tac, les écureuils. L’exception, c’est Cendrillon, enfin, Lola. Elle, elle joue à visage découvert et c’est tant mieux. Mais même elle, j’ai mis du temps à la repérer, parce qu’il doit y avoir cinq ou six Cendrillon dans le Parc, toutes blondes et jolies, mais fades à côté de Lola, dont je suis fada. Sinon, j’ai sympathisé avec Donald, qui s’appelle Donald, ils se sont pas foulés pour le casting. Et José-Baloo, un grand costaud mal léché qui m’a pris sous son aile, si on peut dire. Il m’a appris à me repérer dans cet univers de faux semblants, de sourires permanents et de gaîté forcée. Et je ne suis pas au bout de mes surprises.
Bien sûr, je suis en CDD, au ras du SMIC, et faut pas trop compter sur les privilèges que m’a fait miroiter Mme Leprince à l’embauche, comme un os à ronger. Tic et Tac, encore eux, ils l’appellent La pince, à cause de la façon dont elle gère les salaires et les frais comme si s’était son propre fric. Les jumeaux, j’ai pas retenu leurs prénoms, et je sais pas si c’est l’habit qui déteint, mais ils sont toujours à piquer des noisettes, enfin les gadgets et produits dérivés dans les boutiques. Ils revendent tout au noir et ils s’en ventent, parce qu’avec ce qu’ils gagnent ils ne peuvent pas faire de réserves pour passer l’hiver.
Moi, les avantages, les tarifs réduits, les pass annuels, je m’en tape un peu. Je bouffe assez de Disney au travail pour pas avoir envie de faire des heures sup. Bon, dans l’abstrait, j’aime bien l’idée de faire rire les enfants et d’être dans une bulle hors du monde. Mais se faire tirer les moustaches ou les oreilles –au moins celles du masque – toute la journée, c’est parfois limite. Au bout d’une semaine, j’en ai parlé à notre superviseur, Max, qui nous avait dit de ne pas hésiter à lui remonter nos problèmes. Il m’a mis tout de suite à l’aise, en grand professionnel.
— Nathan, hein, c’est ça ! Nathan ?
Il a pris sa tablette, il a pianoté dessus, puis levé la tête.
— Sur le site, j’ai une trentaine de Dingo en activité. Et trois fois plus dehors qui attendent un claquement de doigts de ma part.
Il a attendu deux secondes, et il a ajouté.
— Alors, si ton poste à la Comédie Française te manque ou si DiCaprio te réclame pour tourner avec lui, tu me le dis tout de suite. Sinon, tu repars bosser avant que je te décompte les dix minutes que tu viens de me faire perdre.
J’ai pas répondu, je suis reparti au taf. C’est l’avantage du management à l’américaine, on perd moins de temps en palabres et les choses sont claires En même temps, il y a six mois, j’aurais claqué ma dém et je serais sorti la tête haute. C’est curieux, depuis que je suis Dingo, je me trouve moins à cran, moins réactif. À croire que son côté naïf et bonne pâte me contamine. C’est vrai aussi que mon rôle consiste à me casser régulièrement la figure devant les mioches pour les faire marrer, ça restaure pas ta dignité quand t’as déjà du mal à assumer ton boulot.
Allez, on oublie tout ça. Demain soir, après le spectacle, Baloo a arrangé un repas à quatre avec Lola-Cendrillon. Il a vu que j’avais flashé sur elle, et lui il sort avec Minnie, qui partage sa chambre. Ça c’est un vrai pote ! Je ne sais pas comment le remercier, mais il m’a dit d’attendre le résultat et de ne pas vendre la peau de l’ours trop tôt ! Sacré Baloo ! Lui et Minnie ensemble, drôle de couple quand même ! ça prouve que tout est possible en amour, du coup pourquoi pas Lola et moi !
Samedi
La soirée s’est bien passée. Lola est délicieuse, et aussi futée que ses yeux le laissaient deviner. J’ai l’impression qu’elle lit en moi comme dans un scénario de Disney. En même temps, ça n’est pas très difficile, et elle doit avoir l’habitude. Mais j’ai l’impression que ça ne lui déplaît pas, et qu’elle en joue. Toujours est-il que je ne suis plus Dingo pour elle, mais Nathan. Je n’attends pas plus… pour le moment. Il faut que j’apprenne à être patient.
Mercredi
Donald-Donald a convaincu José-Baloo de manifester samedi prochain lors du défilé. Toujours les mêmes revendications : la pénibilité, les horaires, les salaires, les dimanches payés doubles… N’importe quoi, Disneyland n’acceptera jamais. Ils veulent me convaincre, mais j’en sais assez pour comprendre que ce genre de comportement est risqué. Je suis récent, en CDD, et j’ai besoin de mon salaire. Et pour ce qui est du défilé, je me défile. Lourds regards de reproche des deux.
Dans l’après-midi, Max me tope à la restauration. Il m’offre un café. C’est bon signe.
— On dirait que tu te trouves tes marques chez nous. J’ai de bons retours sur toi. Et une proposition à te faire.
Quels bons retours ? Le sentiment d’être surveillé me saisit. Je cache mon inquiétude.
— On est début octobre. Pour nous ça veut dire Halloween, et on sort tous les méchants qu’on a en stock. Une pause. Que dirais-tu de faire Grand Loup, en plus de Dingo. Un rictus carnassier, comme s’il incarnait le personnage. En heures sup !
Mon sourire tient lieu de réponse. Il me donne une tape sur l’épaule.
— Tu démarres la formation demain, il faut aller vite, mais c’est dans tes cordes, et jouer les méchants, c’est bien plus excitant !
Il baisse le ton.
— J’ai entendu parler d’un mouvement de protestation à venir. Bien entendu, Disneyland respecte les droits d’expression des salariés… Alors, à toi de choisir, conclut-il.
Message reçu. On ne crache pas dans la main qui vous nourrit.
Mardi
Bientôt une semaine que je suis Grand Loup. Quel plaisir ! Faire peur aux mômes au lieu de subir leurs caprices ! J’en redemande. Il faut tout de même ne pas aller trop loin pour ne pas se mettre les parents à dos, le client est roi. Mais je vende Dingo, le souffre-douleur. Je venge Nathan, le comédien incompris. Je venge tous mes copains les Cast Members, les interprètes, qui subissent les gamins parfois sadiques, les parents toujours complaisants et les petits chefs aux ordres de la hiérarchie dans cet univers impitoyable qu’est Disneyland. Dommage que cela ne dure qu’un mois !
Et je m’illusionne peut-être, mais j’ai l’impression qu’on me regarde différemment. Comme si j’étais devenu un autre homme en incarnant un autre animal. Je vois ça dans leur regard, y compris et surtout celui de Lola. Quelque chose comme du respect mêlé de surprise, alors que Dingo risquait de devenir simplement un bon copain. Merci, Grand Loup.
Jeudi
La catastrophe ! José s’est fait virer. Tous les CM ne parlent que de ça. La version officielle, c’est que la sécurité aurait trouvé dans sa voiture des pots de miel volés au restaurant. Tu parles d’une blague ! Des pots de miel pour Baloo ! ça ressemble à des représailles pour la manif de la semaine dernière. Donald est salarié protégé, mais pas Baloo. C’est lui qui morfle, la direction s’en sert pour adresser un avertissement à tout le personnel.
Minnie a réuni ses meilleurs copains – Tic et Tac, Lola, Donald, moi et quelques autres, pour trouver un moyen de le faire réintégrer ou au moins faire le plus de battage médiatique là-dessus. Donald a promis de mobiliser le syndicat et de déclencher une grève, mais on sait bien que le personnel ne suivra pas. Trop de précarité des salariés, trop de pression de la direction. On a tourné en rond jusqu’à ce que Lola me prenne la main et me dise d’un ton suppliant « et toi, Nathan, tu n’aurais pas une idée de génie pour aider José ? » Et là, sous son regard implorant, j’ai eu comme un éblouissement, et j’ai répondu du Tic au Tac « Si j’osais… voilà ce que je ferais… et j’ai développé le projet que je venais d’imaginer ». Cendrillon m’a regardé avec des yeux baignés d’émotion, tout le monde a applaudi. Il était tard, mais on a commencé à phosphorer dans la foulée et on s’est donné 15 jours pour finaliser le truc.
Jeudi en 15
Victoire ! On a plus que tenu les délais. Le clip est sur YouTube depuis 48 heures. On danse et on chante tous dans nos costumes sur des paroles dont je suis l’auteur, un sketch satirique sur les méthodes de Disneyland. Donald a fait la promo via son syndicat, le nombre de vues s’est envolé et les commentaires explosent. Le management de Disneyland est cloué au pilori, le PDG convoqué par le ministre de la culture. Et depuis une semaine Lola et moi… le fait d’avoir travaillé non-stop ensemble pendant deux semaines… ça nous a vraiment rapprochés, et pas qu’au sens figuré. Alors on va vivre au jour le jour, d’amour et d’eau, parce que Disneyland nous a coupé la fraîche… mais sûr qu’on va trouver quelque chose. Une collecte en ligne a été lancée pour nous tous, ça va nous permettre de tenir le temps nécessaire pour rebondir.
Épilogue
Ça fait plus d’un mois que la vidéo a été diffusée. Lola a eu des propositions, elle a décroché quelques pubs assez lucratives qui jouent sur sa notoriété. Et hier, coup de théâtre, nous avons été contactés par l’agent d’un producteur franco-américain. Il a adoré le clip, il veut rencontrer toute la troupe – un projet de comédie musicale décalée…

