Point bar


ChatGPT, d’après photo de l’auteur

Il est dix heures du matin. Le bar est tout en longueur, perpendiculaire à la rue. Une ligne de tables, entre mur et comptoir. Je m’assieds à la deuxième – la lumière y est encore naturelle, le bruit de la rue et ses odeurs déjà filtrés. On est mercredi matin, l’hebdo qui m’aide à rire du monde avant d’avoir à en pleurer, comme disait Beaumarchais, accompagne mon café crème rituel.

Je relève la tête. Entre le comptoir et moi, à un mètre et demi de ma table, un homme a pris place. Sans bruit – je l’aurais entendu. Ce ne doit pas être un habitué, il aurait salué la patronne et les clients… Assis de profil, tourné vers la rue, le coude droit sur le comptoir, les doigts effleurant un verre de vin blanc, il regarde dans le vide.

Quel âge ? Je dirais 65-70 ans. Un peu voûté par les ans. Cheveux blancs, yeux bleus, nez busqué, visage ridé sans être marqué. Aucun des stigmates qui dénoncent le buveur matinal – nez en chou-fleur, couperose, mains tremblantes, empressement malaisant à vider son ballon. Lui a bu une petite gorgée, reposé le verre, repris son immobilité de statue. Je reviens à ma lecture.

Dix minutes, peut-être. Nous sommes tellement proches que tout mouvement de sa part attire mon attention. Il est toujours dans la même position, arc de cercle centré sur la rue. Habillé de façon un peu désuète, même pour son âge : pantalon noir classique en plein été, blouson strict, entre bleu très foncé et noir, polo blanc agrémenté de quelques motifs discrets. Concession curieuse à la saison et à la chaleur montante : pas de chaussettes, ou alors invisibles, sous ses mocassins noirs.

De la main droite, il a sorti un porte-monnaie en demi-lune. Un objet qui doit remonter à la jeunesse de Mathusalem, mais il y a une certaine cohérence entre l’objet, les chaussures et l’ensemble de la tenue. Après tout, peut-être s’agit-il un voyageur temporel surgi des années Mitterrand voir si la rose a passé l’arme à gauche… Toujours de sa seule main droite, il ouvre le clapet du porte-monnaie, le secoue et fait glisser de l’index deux pièces.

Il interroge la tenancière du regard. Il a dû sous-estimer la note. Je le vois refermer son escarcelle, la ranger et soulever le pan gauche de son blouson. J’aperçois le polo, des lunettes dans la poche de poitrine, tandis qu’il retire cette fois-ci son portefeuille et en sort un billet. C’est bien un buveur occasionnel, qui ne connaît ni le bar ni le prix d’un ballon de blanc. Pas d’alliance. Veuf ou célibataire.

Il entreprend de ranger le portefeuille – de la main droite. Problème avec la gauche ? Il tente de l’insérer dans la poche du chandail, déjà occupée par les lunettes. Ça lui prend du temps, il force et finit par réussir. J’ai une vue imprenable sur la poche distendue et le portefeuille qui en dépasse dangereusement. J’interviendrais bien pour lui signaler que ses papiers risquent de, mais… ce serait avouer que je l’observe. Je reste silencieux.

Il reprend sa réflexion, ou sa méditation. Impassible, il semble serein. J’aimerais bien savoir ce qu’il a en tête. Il finit par se lever et quitte le bar sans un mot. J’espère qu’il ne va pas perdre son portefeuille. Il a laissé son verre à moitié plein.

Un verre de vin blanc. Je regarde dehors, mais je vois mon enfance. Pourquoi j’ai commandé un verre de blanc, et pas un express… moi qui ne bois presque jamais ? Bizarre… le poids des souvenirs ? Toutes ces années à en servir ? J’en sais rien. Quand le passé remonte, on sait jamais où ça va s’arrêter.

Je me suis assis au comptoir, de profil, le bras sur le zinc. Pas forcément une bonne idée, de revenir ici. Mais j’ai une heure à tuer. Alors, la curiosité… après si longtemps… combien au juste ? En fait, j’avais 22 ans, ça fait donc… 44 ans. Le quartier a changé, les rues, la signalisation, les voitures, les commerces… mais pas la maison, ni le bar. Bon, le carrelage est neuf, les murs repeints, les étagères à bouteilles et le comptoir sont nickel. Et le percolateur, nouveau, bien sûr. Nous, on avait un engin capricieux, que mon père devait souvent bidouiller, ou remettre en marche d’une claque bien ajustée. Et les claques, c’était son truc. Je dis « mon père », ça me fait déjà bizarre, mais « papa », c’est vraiment pas possible.

Le bar est toujours en longueur, ça, la déco n’y peut rien. C’est pas idéal, c’est pour ça que les parents avaient pu l’acheter. On ne peut mettre qu’une rangée de tables en face du comptoir, et encore, on circule à peine. Même si la salle du fond est plus large, elle est sombre, pas accueillante. Quelques consommateurs, plutôt des habitués, à voir comment ils m’ont dévisagé, quand je suis entré. La patronne, discrète. Elle s’adapte au client. Elle m’a servi mon blanc, en silence. J’en ai bu une gorgée, une gorgée de trop, mais quand le vin est tiré… il faut le payer.

Je sors mon porte-monnaie, bien pratique, que je peux ouvrir d’une seule main. Il me reste quatre euros, je les fais glisser du doigt, ça devrait suffire, vu la qualité. Mais la patronne secoue la tête, me tend le ticket. Cinq euros ! Obligé de sortir mon portefeuille. Pas facile avec un seul poignet valide. Je fouille, trouve un billet, celui que je destinais à la messe. Tant pis pour les curés !

À ma gauche, un type avec un journal étalé sur sa table me regarde tenter de ranger mon portefeuille dans ma poche de poitrine. J’aime pas me donner en spectacle. Mon handicap, c’est mon problème. De toutes façons, il n’est pas près de me revoir. Et encore ! J’aurais pu ne pas venir, ne pas être prévenu, comme pour maman. Mais là, c’est le notaire qui m’a retrouvé. J’étais le seul héritier, il avait besoin de moi pour boucler le dossier.

Héritier de quoi ? Il ne doit pas rester grand-chose. Je ne sais pas ce qu’a fait mon père – ce qu’ils ont fait – depuis tant d’années. Est-ce qu’ils ont vendu le bar ? Ou seulement lui, après la mort de maman ? Au début, elle m’écrivait, mais je ne lui répondais pas. Ça me faisait trop mal, comme si ça réveillait la douleur physique. Celle du  soir où je m’étais interposé, où ça s’était terminé par un poignet cassé. Ce jour-là, J’ai compris qu’elle ne le quitterait jamais, quoi qu’il arrive, quoi qu’il lui fasse. Que je ne serais pas le chevalier blanc qui l’arracherait à son calvaire. J n’avais plus qu’à partir, avant de faire une connerie qui foutrait ma vie en l’air.

Allez, tout ça c’est du passé. Je me lève sans finir mon verre – pas besoin de faire semblant d’apprécier. L’église est à 10 minutes, j’ai le temps. Je suis habillé en noir, je joue le jeu, je serrerai les pognes de personnes que je ne connais pas ou plus, qui murmureront des condoléances sincères ou pas, auxquelles je n’aurai pas besoin de répondre.

Après, je suivrai le convoi, mon père rejoindra maman. Et je ne reviendrai plus. J’ai assez trinqué.

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